40
Les jardins d’Elysian étaient magnifiques, même selon les critères filidics d’Ashe. Avant que ne débute son épreuve cauchemardesque, autrement dit vingt ans plus tôt, il s’était occupé des plantations de son père tout autant que des siennes, de vastes propriétés où on trouvait des jardins tirés au cordeau et d’énormes serres réservées aux plantes rituelles sacrées de leur religion. Ses connaissances en horticulture étaient étendues, bien que leur domaine fût restreint, et il avait supervisé des centaines de prêtres naturalistes qui suaient dans les champs et les fermes monacales. Il avait vu employer d’étranges techniques de plantation, au cours de son existence, mais rien de comparable aux méthodes de Rhapsody.
Elle se levait chaque matin avant l’aube pour faire le ménage, préparer du pain et des brioches, emplir l’air d’arômes célestes. Elle chantait en travaillant, à voix basse pour ne pas le réveiller, mais le dragon était informé de son départ sitôt qu’elle quittait leur lit et il entamait un long processus machinal de détection pour s’assurer qu’elle se trouvait toujours dans les parages. Ses mélodies monotones le berçaient et le plongeaient dans un semi-sommeil et finalement, lorsqu’elle avait terminé ses tâches domestiques, il s’éveillait et entreprenait en bougonnant de se rendre plus humain.
La plupart du temps, elle laissait ce qu’elle avait mis à cuire pour aller s’occuper des jardins, en sachant que les sens d’Ashe l’avertiraient quand les pâtisseries seraient prêtes et qu’il faudrait les sortir du four. C’était un réveille-matin doux et efficace, et Ashe aimait partager avec elle les responsabilités de la cuisine. Il descendait l’escalier à pas lourds, toujours dans les affres brumeuses d’un réveil de dragon, pour préparer leur petit déjeuner et le disposer sur un plateau.
Un plateau qu’il emportait à l’extérieur, afin de prendre ce repas matinal avec elle. Il la trouvait agenouillée sur le sol, les cheveux réunis en queue de cheval et fréquemment retenus par un foulard noué à la va-vite. Elle caressait les feuilles de plantes miniatures ou maniait la bêche en fredonnant à mi-voix.
Elle avait un chant pour chaque fleur, et une méthode bien particulière pour arroser et soigner chaque graine, ce qui lui permettait d’obtenir des jardins florissants du jour au lendemain… ou presque. Lorsqu’elle l’avait fait venir à Elysian, les lieux étaient embrasés par les couleurs de l’été et de douces nuances plus sombres, embaumés par les senteurs des épices et des herbes aromatiques. Il s’agissait d’un paradis virtuel, un plaisir pour les sens de la vue et de l’odorat. Il y régnait un équilibre parfait entre les verts et des nuances plus vives. Elle avait l’œil d’un jardinier et la main d’un cultivateur, deux choses qui apportaient à son refuge une luxuriance qu’il n’avait probablement jamais eue avant sa venue.
Un matin, Ashe fut éveillé par un chant particulièrement mélodieux, un air qui lui fit penser aux saisons sans qu’il eût à entendre ses paroles. Plus tard, lorsque les mots lui parvinrent, charriés par les courants d’air qui allaient et venaient dans ce jardin, il en sourit.
Toi la blanche lumière
Qui repousse la nuit
Le printemps te réveille,
Viens donc voir, viens donc voir
Ce qu’apporte le vent :
L’aile du papillon,
Le doux chant des oiseaux.
Un nouvel an est né,
Contemple l’Enfant de la Terre.
Toi la verte fraîcheur
Des forêts inviolées
Sous le soleil d’été,
Viens danser, viens danser
Sur le sol verdoyant
Pour faire une ronde
Où réside la joie.
La saison du bonheur
Rit avec l’Enfant de la Terre.
Toi l’or et l’écarlate
Des feuilles qui ont vieilli
Et qu’emporte le vent,
Reste et rêve, reste et rêve.
L’été s’est envolé,
Les couleurs de l’automne
S’embrasent dans le combat
Qu’il livre, désespéré,
Réconforte l’Enfant de la Terre.
Toi la blanche lumière,
Voici venir la nuit.
La neige couvre le monde.
Prépare-toi, prépare-toi
À une longue sieste
Dans un château glacé.
N’oublie pas ta promesse,
Les jours viennent à manquer.
Évoque l’Enfant de la Terre.
Il avait fait un commentaire sur ce chant. Charmant, avait-il déclaré en l’embrassant. Mais bien trop délicat pour convenir à Grunthor. Il faudrait pour lui plus de hargne et de flegme, peut-être même quelques poux. Rhapsody avait souri mais n’avait rien ajouté. Il existe des choses que nous savons et que nous ne pouvons partager, parce que ce sont des secrets qui se rapportent à d’autres personnes, lui avait-il dit la nuit où ils étaient devenus amants.
Elle avait planté un petit verger à la bordure de la clairière souterraine, l’unique endroit où les arbres fruitiers recevaient suffisamment de lumière. Il la trouvait parfois au milieu des plants, occupée à leur adresser des paroles apaisantes, à les soigner avec autant de tendresse que s’il s’agissait de ses enfants. Systématiquement, lorsqu’il venait ainsi vers elle, elle arborait un sourire gêné puis se précipitait à sa rencontre, pour le prendre par le bras et s’éloigner avec lui vers le belvédère ou les bancs de pierre du centre du jardin des plantes vivaces aromatiques, là où ils se rendaient pour leur petit déjeuner.
Ce matin-là ne faisait pas exception à la règle. Il s’était éveillé d’humeur maussade, conscient de son absence, mais il redevint sociable dès la fin de leur collation. Il remonta ses manches et l’aida à creuser le sol, à séparer les racines des plantes qu’elle divisait sur la berge du lac, au pied de la tourelle.
Ils travaillèrent des heures sous le semblant de soleil dont bénéficiait cette grotte. Rhapsody chantonnait gaiement ; elle avait cessé d’être timide en sa présence après qu’il l’eut priée de lui enseigner ses chants de croissance, qu’ils avaient interprétés ensemble. Il lui fit partager tout ce qu’il avait appris sur ces terres lorsqu’il séjournait à Gwynwood, des informations qu’elle assimila avec enthousiasme. Elle était ce jour-là encore plus enjouée que de coutume et, lorsqu’il lui en demanda la raison, elle sourit et l’embrassa.
« Regarde dans le lac. »
Il gagna le rivage et étudia les flots, sans rien voir qui sortait de l’ordinaire. Il haussa les épaules et elle sourit encore.
« L’eau doit être trouble, ce matin, dit-elle en s’agenouillant pour reporter son attention sur le tas de feuilles et de terreau qu’elle incorporait à la terre. Habituellement, les reflets sont plus nets. »
Ashe sentit la chaleur l’envahir. Il vint se placer derrière elle et se pencha pour la prendre dans ses bras.
« Je t’aime.
— Vraiment ? s’enquit-elle sans cesser de creuser.
— Oui. » Il enfouit son nez contre son cou. « N’en as-tu pas conscience ?
— Permets-moi d’en douter.
— Pourquoi ? » Il cilla et des nerfs se crispèrent dans sa poitrine.
« Parce que nul homme ayant pour moi de tendres sentiments ne piétinerait comme tu le fais la livarde que je viens de mettre en terre. »
Elle repoussa son pied qui écrasait le lit de fleurs, sans perdre pour autant son sourire.
« Oh, mille excuses, vieille fille revêche ! » Il tirailla les cheveux lustrés réunis par l’horrible foulard, avant de lui tapoter affectueusement les fesses.
Elle leva les yeux sur lui en feignant d’être outrée.
« On ne touche pas à mes miches, messire !
— Tes quoi ?
— C’est toi qui leur as donné ce nom », fit-elle en riant.
Elle éloigna de ses yeux des cheveux qui s’étaient échappés du foulard avant de se remettre à retourner la terre.
Il s’accroupit près d’elle. « De quoi parles-tu donc ? »
Il caressa avec douceur sa chevelure rebelle.
Elle poursuivit son travail en lui dissimulant un sourire. « La personne qui t’a enseigné le vieux lirin devait bien mal connaître nos expressions idiomatiques. Kwelster evet re marya signifie : "tes miches sont les plus belles". »
Gêné et amusé, Ashe rougit. « Tu plaisantes, j’espère ? J’aurais dit une chose pareille ?
— Absolument. Pourquoi crois-tu que j’en prépare une fournée presque tous les matins ? Je n’avais encore jamais entendu un homme dire tant de bien de ma cuisine. »
Ashe éclata de rire et l’attira vers lui en éparpillant mousse et feuilles. Il l’embrassa de telle façon que la terre maculant son front se répandit sur tout son visage. « Je présume que réviser mes expressions toutes faites s’impose.
— Pas nécessairement. Je trouve ça adorable.
— Oh, parfait ! Comment réagirais-tu si je demandais à voir tes petits pains ? »
Elle le prit par le cou. « Je te prierais d’ajouter "s’il te plaît", même si des centaines d’autres choses me viennent à l’esprit.
— S’il te plaît. »
Elle lui donna une tape au sommet du crâne. « Seigneurs, tu es insatiable !
— C’est ta faute, tu sais ? » Ses yeux de dragon brillaient, comme ceux de Rhapsody. Ils avaient conscience d’être aussi excités l’un que l’autre, quand arrivait le moment d’assouvir leur passion. Elle tenta de ne pas se laisser distraire.
« Pourquoi dis-tu cela ? »
Il lui prit l’outil des mains pour l’attirer avec amour sur son giron. « Tu es devenue mon trésor, Rhapsody. Tu sais certainement que ce qui obsède le plus un dragon, ce dont il ne se lasse jamais, c’est son trésor. »
Il lui sourit, sans trop savoir si la légèreté avec laquelle il tenait de tels propos réduisait ou non leur sincérité. Il n’ignorait pas que sa seconde nature la mettait toujours mal à l’aise, et il espérait que le fond de vérité de ce qu’il venait de déclarer ne la rebuterait pas. En plus de la crainte d’être de nouveau victime du démon, rien ne l’angoissait plus que ce qui se passerait lorsqu’elle se détournerait de lui, car il savait qu’elle s’y préparait. Il était conscient que le dragon laisserait alors une piste de destruction dans son sillage.
Rhapsody prit son visage entre ses mains, pour l’embrasser. « Peut-être suis-je en partie une dragonne.
— Pourquoi ?
— Parce que si tu ne m’obsédais pas, toi aussi, tu ne réussirais pas à m’éloigner constamment de mes travaux de jardinage, vu que ce jardin vient en deuxième position sur la liste des choses que je préfère.
— La première étant la musique ?
— Cela va de soi.
— Tu as passé toute la matinée ici. Ne te sens-tu pas un peu lasse ? »
Elle se leva et s’étira, avant d’épousseter les grumeaux de terre et les brins d’herbe qui pointillaient sa jupe.
« Je le suis. » Elle lui tendit la main et il l’aida à se lever, avant qu’elle ne le prenne par la taille. « J’ai par ailleurs aussi chaud que si j’étais une torche humaine…
— Je peux me porter garant que tu es chaude.
— Tu remets ça ! le gronda-t-elle comme il retirait son foulard et dénouait ses cheveux. Tu n’as donc rien d’autre à faire ?
— Pardonne-moi. » Il se renfrogna, pour feindre de se sentir offensé. « Ça n’avait rien de salace. Je me référais à ta maîtrise du feu.
— Oh ! Il est vrai que j’éprouve un vif désir de me faire arroser. »
Elle le serra contre elle avec plus de vigueur.
« Je croyais que tu ne me le demanderais jamais.
— Te demander quoi ? Je désire simplement prendre un bain. » Elle se dégagea pour courir vers la demeure, Ashe sur ses talons.
Ashe était resté dans un autre secteur de la maison pendant qu’elle était allée tirer de l’eau à la pompe. Quand la baignoire fut enfin pleine, elle plongea les mains dans l’eau et se concentra sur la chaleur que contenait son âme. Le liquide commença à tiédir, et l’accroissement de la température s’appliqua bientôt à la totalité des lieux. Elle lâcha une poignée de pétales de rose dans la baignoire.
Elle chercha Ashe du regard. Il lui avait fallu du temps pour puiser toute l’eau nécessaire et elle avait cru qu’il viendrait la rejoindre, mais il n’était toujours pas là. Elle finit par regagner la porte pour jeter un coup d’œil à l’extérieur, sans le voir pour autant.
« Ashe ?
— Oui ? » Sa voix provenait du rez-de-chaussée.
« Où es-tu ?
— Dans le petit salon.
— Que fais-tu ?
— Je lis.
— Oh ! » Elle essaya de dissimuler sa déception. « Tu peux profiter du bain, si ça te tente.
— Non, merci… »
Elle défit l’attache de son peignoir blanc.
« Tu n’auras pas de regrets ? »
Le silence, puis finalement : » Il est possible que je monte, dans un moment.
— C’est comme tu veux. » Rhapsody soupira et regagna la salle de bain, dépitée. Elle s’interdisait d’insister lourdement. Il appréciait qu’elle plaisante sur leur attirance mutuelle, mais peut-être avait-elle poussé les choses un peu loin. Elle espérait ne pas l’avoir froissé.
La température de l’eau était idéale. Elle secoua ses mains et tendit l’oreille, sans entendre ses pas. Elle se résigna à devoir se frotter elle-même le dos. Elle se dressait devant le miroir et retirait les fragments de plantes pris dans sa chevelure, quand la porte s’ouvrit sur Ashe qui entra en robe de chambre, un livre à la main.
Les yeux de Rhapsody brillaient de désir, mais son expression ne révélait aucun de ses sentiments. « Je te croyais plongé dans ta lecture.
— Je l’étais, quand il m’est venu à l’esprit que tu souhaitais peut-être avoir un peu de compagnie.
— Je vois.
— Je resterai bien entendu de l’autre côté de la pièce. Ne va surtout pas croire que je compte abuser de la situation.
— Loin de moi cette pensée. »
Ashe en parut froissé. « Je peux te garantir que mes intentions sont honorables.
— Certes.
— Je t’assure que c’est la stricte vérité. Si je suis monté ici, c’est pour poursuivre ma lecture.
— Je doute que ce soit le lieu idéal pour s’adonner à une occupation de ce genre, dit-elle en contemplant l’air chaud et humide saturé de parfums qui tourbillonnait langoureusement autour d’elle. Les parchemins ont tendance à se désagréger, sous l’effet de la vapeur. »
Il se rapprocha à pas nonchalants dans cette brume chaude, les mains humblement croisées devant lui. Des volutes immatérielles se frottaient à ses chevilles tels des chatons joueurs. La blancheur de son sourire était assortie à celle de son peignoir.
« Je vais te faire une proposition. Scellons un pacte. Tu m’autorises à demeurer près de toi et je prends l’engagement de ne pas te toucher, sauf si tu en exprimes le désir. Pour ne pas te gêner, je resterai assis à côté de la porte. Ça te convient ?
— Tu ne verras pas grand-chose, de là-bas.
— J’ai déjà dit que je ne suis pas monté jouer au voyeur mais…
— Poursuivre ta lecture, je sais. Alors, amuse-toi bien.
— Oh, tu peux y compter ! » lança-t-il en lui retournant son sourire.
Rhapsody regagna la baignoire et s’intéressa à la nappe de vapeur qui s’était formée au-dessus de l’eau chaude. De la brume s’élevait autour d’elle, des gouttelettes de condensation se déposaient sur ses cils et lestaient ses paupières. Elle ressentait une douce somnolence, ce qui devait également s’appliquer à Ashe, assis sur le sol de marbre et adossé à la porte avec les yeux clos. Elle lui jeta un dernier regard.
« Tu sais… Je n’y trouverais rien à redire, si tu venais me rejoindre. »
Il leva une main, sans rouvrir les paupières.
« Entendu, fit-elle. Comme tu voudras. »
Elle enjamba le rebord de la cuve et testa la température de l’eau avec le gros orteil. Elle était chaude, mais elle ne doutait pas qu’elle y serait à son aise, aussi fît-elle glisser son peignoir pour aller le suspendre au crochet porte-serviettes. Quand le vêtement tomba sur le sol, elle lorgna Ashe par-dessus son épaule pour constater qu’il était toujours adossé au battant, comme assoupi.
Elle plongea la main dans un des bocaux d’apothicaire en verre posés sur la table et préleva d’autres pétales de rose séchés mêlés d’épices aux douces fragrances ; les senteurs apaisantes de la cannelle, du romarin et de la vanille fusionnaient avec celles des fleurs de citronnier avant de s’égailler au sein des nuages de vapeur qui vagabondaient dans la pièce et l’emplissaient d’arômes entêtants. Elle se pencha pour ramasser son peignoir et l’accrocher, avant de se tourner vers la baignoire.
Bien qu’il parût toujours dormir, Ashe sourit.
« Ah, ah ! Tu triches ! fit-elle en riant.
— Qui pourrait résister ? Je n’ai d’ailleurs jamais pris l’engagement de ne pas t’admirer, seulement de ne pas te toucher.
— Je préfère les caresses aux regards, mais fais comme bon te semble. »
Rhapsody se dirigea sans fausse pudeur vers la baignoire et y jeta le mélange épicé. Sous l’effet de l’eau chaude, le pot-pourri libéra d’autres senteurs exotiques et une pellicule miroitante dessina des tourbillons moirés à la surface. Rhapsody prit sa longue chevelure et la torsada pour la lover au sommet de sa tête, où elle l’attacha avec son ruban noir. Puis elle pénétra lentement dans la cuve, en appréciant pleinement la chaleur des vaguelettes. L’eau se referma sur elle lorsqu’elle s’assit puis s’étira en s’abandonnant aux sensations éprouvées, et elle se glissa sous la surface pour ne laisser dépasser que son cou. Son corps se détendit, ainsi que son esprit.
Ses épaules ressortirent de l’eau quand elle fit reposer sa nuque sur le rebord. Les douces ondulations tourbillonnaient autour d’elle, pour venir caresser sa peau et clapoter contre ses seins. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire sous l’effet des chatouillis procurés par la chaleur de l’eau puis la fraîcheur de l’air qui atteignaient tour à tour le haut de son corps en fonction des mouvements de flux et de reflux de la masse liquide. Ses mamelons, habituellement d’un rose aussi pâle que la nacre d’un coquillage, étaient assombris par la chaleur et les sensations qu’elle engendrait.
Elle soupira. L’eau continuait de couvrir de baisers sa peau d’albâtre et lui donnait la chair de poule. Elle s’enfonça un peu plus et ses genoux émergèrent. Puis elle perçut une vibration évoquant un courant des profondeurs, une force qui se glissa entre ses jambes pour les écarter doucement. Tout son corps réagit quand ce flux s’abaissa pour caresser ses hanches et son dos, avant de former un tourbillon qui s’emballait. Elle sentait le fluide envelopper ses cuisses, avec une intensité de plus en plus grande, pour se ruer ensuite vers des zones plus sensibles. Elle tremblait et ressentait une forte chaleur, cette fois interne, qui se répandait partout où l’eau lui prodiguait ses caresses.
Les ondes se firent insistantes partout où elles l’émoustillaient. On aurait pu croire que l’eau se solidifiait pour explorer son corps à la recherche des points où elle lui procurait le plus de plaisir. Rhapsody sentait la chaleur se diffuser en elle, à présent que ses besoins réclamaient satisfaction.
« Ashe ! Ashe, que fais-tu ?
— Je lis. »
Elle fit un effort pour ouvrir les yeux et le vit, toujours adossé à la porte et les paupières closes.
« Je t’en prie, implora-t-elle en sentant l’eau la pénétrer. Arrête ! »
Sa respiration devenait superficielle, comme elle tentait de juguler son excitation sexuelle.
« Arrêter quoi ? »
Il sourit, sans la regarder pour autant.
« Tout ceci dégénère, fit-elle en perdant sa maîtrise de soi. Arrête, je t’en supplie.
— Aurais-tu quelque chose à reprocher aux plaisirs de la chair ? demanda-t-il sur un ton joueur.
— Oui, dès l’instant où ce n’est pas toi qui me les procures. »
Il finit par se redresser, ouvrir les yeux et la dévisager avec gravité.
« Mais c’est moi, mon amour. Je te sens comme tu me sens, pour ne pas dire plus.
— Mais ce n’est pas toi qui me pénètres, objecta-t-elle pendant que la masse liquide palpitante la poussait au désespoir. Que tu me perçoives ou non par son entremise, cela reste de l’eau. Je ne veux être touchée de façon aussi intime que par toi. Je t’en prie, Ashe. Je t’en prie, n’insiste pas. »
Il prit conscience de ce que contenait sa voix ; elle avait les mêmes intonations qu’au bord du Tar’afel, lorsqu’elle l’avait supplié de ne pas la porter sur l’autre rive. Il se leva d’un bond et les tourbillons s’interrompirent aussitôt.
« Pardonne-moi, Rhapsody », dit-il en voyant son angoisse s’évaporer, ses traits se détendre. « Je ne voulais pas te mettre dans l’embarras. »
Elle se pencha en avant et ramena ses genoux contre son torse. « Je le sais. » Elle caressa sa joue avec une main mouillée. « Je sais que tu n’y es pour rien, que tout est ma faute. »
Il brûlait du désir de la prendre dans ses bras, mais il devait attendre d’y être invité.
« Comment ça, ta faute ? Parce que tu as pris un bain ? Non, j’ai été stupide et je t’implore de me le pardonner. »
Rhapsody le dévisagea et ce qu’elle lut dans ses yeux l’émut. Elle l’attira vers elle, pour l’embrasser tendrement.
« Non, je regrette, Ashe. Tu n’as rien fait de mal. Disons que des hommes ont par le passé assouvi sur moi leurs pulsions les plus inavouables, et il s’agit là de la période la plus pénible de mon existence. Je ne crois pas pouvoir me remettre un jour d’avoir été exhibée et… »
Elle baissa les yeux et resta un long moment muette. « En venant ici, j’étais transportée de joie à la pensée que je ne serais plus jamais le jouet sexuel de quiconque, que je pourrais mener une existence chaste et honorable, et voici que tu arrives et me renvoies vers mon passé, même si c’est pour la première fois de façon positive… ce que je n’aurais jamais cru possible. Tu m’as permis de connaître le véritable amour, et ce que nous avons fait ensemble a été si merveilleux, si beau, que j’ai essayé de toutes mes forces d’empêcher d’horribles souvenirs de venir le souiller. Je ne veux pas que de telles choses puissent y être associées. En puisant dans ma volonté, j’ai réussi à ne pas trop me laisser inhiber… Je pense que tu l’as constaté… »
Ashe se dérida, pour la première fois depuis son arrivée dans la pièce. Rhapsody caressa son visage avec des doigts que l’eau chaude avait fripés.
« Il n’y a plus grand-chose qui me rappelle encore cette époque. Tu peux faire de moi ce que tu souhaites, dès l’instant où je me trouve dans tes bras ou simplement que tu es près de moi. Qu’une femme dans mon genre devienne si prude est le comble, mais c’est plus fort que moi. Tout ce qui te plaît, tous tes fantasmes, tous les plaisirs que je peux te procurer te sont accordés d’avance, mais uniquement en tant que preuves de mon amour. Et me donner à toi est mon choix. Je ne suis plus le jouet de personne. »
Il plongea le regard dans ses yeux émeraude et ce fut comme s’il découvrait son âme. Tant de sincérité le fit trembler.
« Rhapsody, si ça te répugne…
— Ne dis pas de bêtises, s’empressa-t-elle de répondre. Loin de moi cette pensée. Je tiens à coucher avec toi, je le désire à tel point que lorsque tu m’as déclaré que tu comptais lire au lieu de… eh bien, peu importe. Je te demande seulement de me prendre dans tes bras, en personne et non par l’entremise d’une entité désincarnée. Il existe une communion qui ne peut avoir lieu quand les partenaires sont éloignés l’un de l’autre. En outre, ça m’offre la possibilité de te procurer moi aussi du plaisir. »
Ses propos le firent rougir et il agrippa le rebord de la baignoire, en concentrant sa volonté pour ne pas manquer à ses engagements.
Rhapsody rit en voyant blanchir ses jointures. « J’admire ta patience », dit-elle avant de se pencher pour lui donner un baiser passionné, tout en dénouant la ceinture de son peignoir.
« Considère que c’est une invitation », ajouta-t-elle.
Et ce fut avec des yeux pétillant de malice qu’elle recula pour lui faire de la place.
Il laissa tomber son vêtement et grimpa dans la cuve, avant de s’y agenouiller en se tenant aux bords. Le corps en suspension au-dessus du sien, il s’abaissa pour l’embrasser tendrement.
Un baiser qu’elle lui rendit avec fougue, en caressant ses bras, en s’imprégnant de sa force. Du bout des doigts, elle suivit les reliefs de son dos, les muscles qu’il bandait pour demeurer à son aplomb. En pénétrant sa bouche avec sa langue, elle referma ses bras autour de son torse pour l’étreindre. Elle se redressa de façon si inattendue qu’il maintint sa prise et gloussa de l’expression de surprise qu’il lut sur son visage quand la partie supérieure de son corps resta exposée à l’air plus frais de la pièce.
« Quelle impudence ! fit-elle en feignant d’être outrée. C’est entendu, comme tu voudras. Tu peux rester comme ça à te les geler, au lieu de profiter de cette eau si agréable.
— Je veux simplement prolonger les effets que cette fraîcheur a sur toi », dit-il en lui adressant un sourire malicieux. Il contemplait ses seins et rit en voyant sa peau rosir sous son regard. Il suivit l’onde colorée qui s’étendait de son abdomen à son visage.
« Mais tu rougis, ma parole !
— Ne le répète à personne, tu ruinerais une réputation difficilement acquise. »
Elle rit avec lui, avant de l’attirer impatiemment vers elle.
Les lèvres d’Ashe effleurèrent sa joue, remontèrent le long de son visage et s’immobilisèrent au-dessus d’une oreille.
« Ton secret sera bien gardé », murmura-t-il, avant de la lâcher.
Rhapsody laissa échapper un petit cri en entamant une chute que l’eau amortit tel un coussin, et son glapissement se changea en rire. Puis Ashe sentit la température de l’eau grimper et il se retrouva plongé dans une merveilleuse chaleur. Des jambes soyeuses frôlèrent l’arrière de ses cuisses avant de se refermer sensuellement autour de lui, ce qui lui donna à son tour la chair de poule.
Il se mit à frissonner malgré la température élevée, pendant que des tourbillons montaient du fond de la baignoire pour envelopper Rhapsody et éclater sous forme de bulles autour de ses épaules et ses orteils, les parties de son corps situées à l’air libre. Les mains d’Ashe se déplaçaient au rythme des vaguelettes et elles parcoururent son corps pour finir par se refermer sur sa taille. Elle calqua ses mouvements sur les siens et caressa son dos, ses larges épaules et son cou puissant, avant de prendre son visage en coupe entre ses paumes.
Il la regarda dans les yeux, pour qu’elle prenne conscience de l’intensité de l’amour qu’il lui portait, d’une passion devenue quasi incontrôlable. Puis il ferma les yeux et ses lèvres trouvèrent les siennes, pour l’embrasser avec tant de fougue qu’elle en trembla.
Leurs baisers devinrent de plus en plus ardents et Ashe explora son corps afin de jouir de la douceur de sa peau. Il frissonnait en percevant par l’entremise de ses doigts le plaisir que lui apportaient ses caresses. Il glissa une main sous elle afin de l’attirer contre lui avec force, pendant que l’autre poursuivait son déplacement vers le bas en suivant les contours d’un sein, d’un flanc et de la taille, pour s’aventurer sur sa hanche puis obliquer ingénument vers l’entrejambe. L’eau franchit ses orteils puis ses genoux pour se porter à la rencontre des doigts qui remontaient après avoir atteint des zones plus sensibles.
Leurs lèvres se séparèrent et Rhapsody hoqueta sous les contacts simultanés de ses doigts et de l’eau, et elle se cambra lorsqu’il la prit par les épaules. La bouche d’Ashe suivait le creux de sa gorge, effleurant tendrement ce qu’il avait tant désiré dès leur première rencontre, pour gravir le cou effilé en direction de l’oreille. Il murmura ses sentiments les plus profonds dans des langages très anciens, tout en cherchant à la conduire vers l’extase par la fusion des plaisirs de la chair et d’une passion dont nul n’aurait pu évaluer la profondeur. Sa propre excitation sexuelle croissait comme il voyait son visage se parer de la béatitude que ses efforts pour la satisfaire faisaient naître.
« Je t’aime », fit-il.
Des mots qu’elle répéta entre des inspirations hachées que les caresses calquées sur le rythme de ses besoins rendaient superficielles. Les lèvres d’Ashe regagnèrent le creux de sa gorge puis descendirent effleurer amoureusement le bout de ses seins qui dépassaient hors de l’eau, chauds de désir et d’excitation. Elles laissaient dans leur sillage de petits tourbillons qui titillaient les points où elles s’étaient attardées un moment plus tôt, puis il s’aventura plus bas pour couvrir son ventre de baisers.
Sa tête disparut sous les vaguelettes qu’engendraient les frémissements de Rhapsody, le long d’une ligne orientée vers la cuisse puis plus bas encore. Les plaintes musicales de Rhapsody se changèrent en murmures éthérés, pendant que la température de l’eau continuait de grimper et devenait presque insupportable. Elle agrippa les bords de la cuve, les yeux clos, pour attendre qu’il remonte prendre une inspiration à la surface, mais il ne s’arrêta que lorsqu’elle eut laissé échapper un petit cri de plaisir, en frissonnant sous les mains qui se refermaient une fois de plus autour de sa taille.
Chaleur et détente commencèrent à se répandre en elle, alors qu’elle passait langoureusement une main dans la chevelure d’Ashe dont la tête reposait désormais sur son ventre. Elle garda les yeux clos comme il se redressait lentement puis s’allongeait sur elle, et elle perçut la chaleur d’un sourire qu’elle ne put voir.
Il colla doucement ses lèvres aux siennes, pour un dernier baiser aimant, et elle rouvrit les paupières. Il avait un rictus inquisiteur et l’éclat chaleureux de ses yeux aux étranges pupilles était irrésistible. Elle lui retourna ce sourire en caressant oisivement ses cheveux mouillés. Il s’inséra entre son corps et le côté de la large baignoire pour la prendre dans ses bras. Elle se pelotonna contre sa poitrine et soupira de satisfaction.
« Alors, est-ce à cela que tu pensais ? » lui demanda-t-il sur un ton badin.
Consciente que ses besoins n’avaient pas été satisfaits, elle le fit passer sur elle.
« Pas vraiment. » De l’espièglerie assombrissait ses yeux et les rendait aussi brillants que des émeraudes dans lesquelles se reflétait une lumière. « Mais, si tu le désires, c’est avec grand plaisir que je te ferai une démonstration de ce qui m’a traversé l’esprit. »
Elle écarta les jambes et soupira en les resserrant autour de son amant. Il fut comme toujours sidéré par l’intensité du désir qu’éveillaient en lui ses caresses. Il ferma les yeux et se mit à trembler quand elle l’attira en elle, et lorsque sa chaleur féminine l’enveloppa, il s’agrippa à son corps, en l’implorant à voix basse de ne pas le laisser atteindre trop vite la béatitude de l’oubli qui menaçait de l’emporter.
Ses réactions étaient tendres, rassurantes ; elle le réconfortait tout en l’entraînant vers de nouveaux sommets en matière d’excitation sexuelle et lui rappelait sans cesse qu’elle l’aimait. Puis elle entreprit de lui en apporter la preuve physique, et Ashe sentit son feu intérieur le saturer, un incendie qui prit naissance au point de jonction de leurs corps pour se propager jusqu’aux secteurs les plus éloignés de son âme.
Ils passèrent brièvement sous la surface, et Ashe se contorsionna de façon invraisemblable. Lorsqu’ils remontèrent à l’air libre, c’était elle qui le chevauchait. Le ruban noir s’était dénoué et ses cheveux churent autour de ses épaules en une cataracte dorée. La voir ainsi lui rappela des légendes entendues à l’époque où il naviguait avec les Mages de la Mer, des histoires de tritons, de sirènes et de nymphes dont les chants ensorcellent les navigateurs et les rendent fous d’amour pour elles. Rhapsody n’était-elle pas une de ces créatures ?
Il contemplait son visage, béat d’admiration, car il pouvait y lire tout ce qu’elle ressentait, des sensations qui se modifiaient comme les motifs d’un kaléidoscope à mesure que le plaisir devenait plus intense, métamorphosant de façon indescriptible son corps sublime. Elle s’abandonnait à la joie de l’homme qui l’aimait et qui pouvait voir – nettement et sans ambiguïté – tout ce que cela représentait pour elle. Ce qui avait une incommensurable valeur à ses yeux.
Chaque caresse, chaque mouvement, chaque contact d’une vague les rapprochait d’une extase commune, une chose à même de combler tant leurs besoins physiques que ceux de leurs âmes blessées grâce au baume cicatrisant d’un amour auquel ni l’un ni l’autre n’avait cru depuis maintes années. La disparition de leurs barrières protectrices avait emporté la sensation enivrante et audacieuse d’exploration, et les souvenirs répugnants des domaines atteints en allant au-delà du point de non-retour s’effaçaient également. Même sa connaissance de la nature éphémère de cette relation, des dangers qui les guettaient, de l’absence de tout avenir pour le couple qu’ils formaient, rien de tout cela n’aurait pu gâcher ce qu’ils découvraient ensemble.
Et en cet instant, alors qu’il lui faisait l’amour avec son corps, son âme, ses paroles et même l’eau dans laquelle ils flottaient, Rhapsody se défit à jamais de la peur que lui avait inspirée la partie d’Ashe qui était pour elle totalement étrangère, le dragon qui résidait en lui et l’autorité qu’il détenait sur les éléments. Ce n’était qu’une facette de son être qu’elle devait chérir en même temps que le reste. Le dragon était pour lui ce que la musique était pour elle ; une force qui participait à faire de lui l’individu qu’il était. Et si elle cherchait à satisfaire l’homme, elle souhaitait également donner du plaisir à cet autre composant de sa personnalité.
Elle prit ses mains dans les siennes pour les guider dans sa chevelure, désormais consciente que cela excitait follement le dragon, puis elle les ramena sur son corps et le laissa l’envelopper, se refermer sur elle. Ashe tremblait. Rhapsody savait qu’elle affectait tant l’homme que le dragon, et ce savoir conjugué au plaisir qu’il lui apportait attisait un brasier dans lequel ils risquaient tous deux de se consumer.
Elle ferma les yeux. L’eau remontait autour d’eux pour caresser son dos. Elle sentait une chaleur fourmillante prendre naissance au bout de ses doigts et ses orteils pour se répandre en elle en s’intensifiant ; et elle sut qu’une explosion se produirait quand l’onde atteindrait le noyau de son être. Elle s’agrippa à Ashe, qui menait son propre combat pour conserver la maîtrise de son corps ; un combat qu’il perdait. Elle ouvrit les yeux et le dévisagea, pour constater qu’il était à la fois captivé et concentré.
« Tu te retiens, lui reprocha-t-elle avec douceur entre deux inspirations. Laisse-toi aller. »
Les paupières closes, il secoua imperceptiblement la tête.
Rhapsody avait atteint la frontière d’un royaume dans lequel elle s’interdisait de s’aventurer sans lui. Elle ralentit ses exquis balancements et les mains d’Ashe comprimèrent sa taille. « Je t’en prie, murmura-t-elle. Je ne veux pas jouir toute seule. Abandonne-toi. »
Ce qu’il fit. Ils brassaient le contenu de la baignoire où se formait un torrent impétueux. Emportée par leur passion au rythme de leurs mouvements de plus en plus rapides, l’eau débordait pour se répandre sur le carrelage du sol. En réaction à son extase, des vagues venaient s’échouer sur elle telles des déferlantes sur les écueils d’une côte accidentée. L’atmosphère d’Elysian était parcourue par un bourdonnement électrique, et Rhapsody avait vaguement conscience que, dans le lointain, les tintements musicaux de la cascade avaient été remplacés par ceux d’un torrent tumultueux. Dans la pièce voisine, les flammes du feu allumé dans l’âtre bondissaient et grondaient, elles aussi.
Rhapsody n’aurait pu dire combien de temps durèrent leurs ébats, mais ils furent assez longs pour effacer toute une vie de chagrin. Le feu et l’eau fusionnèrent en une libération extatique et ils crièrent à l’unisson quand ils furent engloutis par l’écume des vagues.
Finalement, Rhapsody regagna la surface et laissa sa tête reposer sur le torse de son amant. Elle reprit son souffle en hoquetant et caressa ses épaules pendant qu’il la tenait dans ses bras. L’eau, toujours chaude mais désormais apaisée, s’était répandue sur le sol et, comblée et épuisée, Rhapsody se félicita qu’il soit carrelé de marbre.
Ils restèrent un très long moment ainsi, allongés dans la baignoire, sans échanger un seul mot. L’eau avait tiédi, quand Ashe déposa un baiser sur son front et la regarda avec amour.
« Est-ce que ça va ? Tu n’as pas bu la tasse, au moins ? »
Elle soupira et se tourna pour le dévisager en souriant. Tels deux petits lacs, ses yeux semblaient refléter une myriade d’étoiles. Ashe sentit sa gorge se serrer.
« Amariel », dit-il à mi-voix, dans la langue de Rhapsody. « Merei Aria. Evet hira, Rhapsody. » Étoile de la Mer, j’ai trouvé mon étoile-guide. C’est toi, Rhapsody. Ses yeux scintillaient, l’expression idiomatique convenait parfaitement aux circonstances.
« C’est romantique.
— Tu m’as rendu romantique, Rhapsody. C’est un exploit. »
Elle rit et se pencha pour l’embrasser. « Un dragon romantique. N’est-ce pas contradictoire ?
— Si. M’aimes-tu quand même ? »
Elle le regarda avec gravité et s’exprima en mettant à contribution ses capacités de Baptistrelle pour qu’il n’eût aucun doute sur sa sincérité.
« Je t’aimerai toujours. »
Il la rapprocha de lui et déposa un baiser au sommet de sa tête.
« Aria », murmura-t-il encore. Et Aria devint le nom secret qu’il lui donnerait, le nom qu’il utiliserait pendant leurs instants d’intimité et comme expression d’un amour que nul langage ou image n’eût permis de traduire.
Grunthor patientait sous le soleil de fin d’après-midi à la bordure des roches gardiennes de Kraldurge, rongé par l’impatience et occupé à écouter les ululements du vent entre les formations qui évoquaient des alignements de crocs. Il avait répondu à une convocation de Rhapsody et sa nervosité ne cessait de croître, car il se demandait où elle pouvait bien être. Le message qu’elle avait confié au vent ne contenait aucune trace de peur ou de panique ; il s’agissait d’une simple invitation, amplifiée par le belvédère, à venir la retrouver dans la clairière située au-dessus d’Elysian.
Il la vit finalement sortir des ombres, emmitouflée comme toujours dans son manteau malgré la chaleur estivale étouffante.
« Il était presque temps de vous manifester, duchesse, marmonna-t-il en la voyant approcher. Un jour de plus et j’organisais une battue avec tous les membres de mon régiment d’élite. » Il la prit dans ses bras et la tint fermement, en sentant craintes et irritation l’abandonner comme l’eau qui s’écoule entre des gravillons. « Est-ce que ça va ?
— Très bien, Grunthor. » Elle rit lorsqu’il la reposa. « En fait, je ne pourrais mieux me porter. »
Il la dévisagea d’un air suspicieux.
« Pour quelle raison, plus précisément ? »
Il avait remarqué son sourire rayonnant et ses cheveux lustrés, libérés du sempiternel ruban noir. Il leva une main massive avant qu’elle ne puisse répondre.
« Non ! Oubliez ma question. Ne dites rien, mam’zelle. »
La gaieté de Rhapsody s’évapora instantanément. « Pourquoi ?
— Abstenez-vous-en, c’est tout », déclara le sergent, avant de soupirer. Ce qu’elle avait eu l’intention de dire était évident. Ce qu’il avait tant redouté s’était produit. Un dragon avait fait d’elle son trésor, même s’il ne s’agissait pas du dragon auquel il avait pensé.
Il songea à la réaction d’Achmed et frissonna. Grunthor détourna les yeux, désormais séparés par le pli d’un froncement de sourcils, pour s’intéresser aux pics nimbés de soleil des Dents puis aux sentes rocailleuses qui serpentaient entre les fleurs épanouies du milieu de l’été.
« Z’avez donc pas d’ennuis, pas besoin d’aide ?
— Non, bien sûr que non ! Je vous aurais immédiatement appelés à la rescousse, dans le cas contraire ! » Elle aurait aimé se débarrasser de ce qui comprimait sa gorge depuis qu’elle avait vu sa réaction. Elle leva la main pour caresser son large visage, le faire tourner délicatement vers elle. Quand les yeux ambre se rivèrent aux siens, elle constata qu’ils contenaient une incommensurable tristesse alors que son masque habituel de nonchalance figeait ses traits.
« Je croyais que vous vouliez me voir heureuse, Grunthor… »
Il baissa les yeux sur elle, pensif.
« Oui da, mam’zelle ! Plus que toute autre chose.
— Alors, vous devriez vous réjouir pour moi ! »
Le géant se détourna pour scruter les hauteurs les plus vertigineuses. Si elles lui avaient paru autrefois inaccessibles, les Bolgs les gravissaient désormais pour assurer l’entretien de l’ancien système de ventilation et reconstruire l’observatoire. Tout ce qui leur avait semblé lointain était à présent à leur portée. L’ironie de la situation avait un arrière-goût amer.
« Je ferai de mon mieux, mam’zelle, dit-il finalement. Et si c’est tout ce que vous aviez à me raconter, j’vais pas m’attarder. Je dois exécuter une mission de reconnaissance vers les Royaumes des profondeurs. Si vous avez besoin de moi, je serai de retour dans deux semaines.
— Attendez ! Il y a une chose que vous pourriez faire pour moi, si ça ne vous ennuie pas. » Elle prit dans son manteau un parchemin plié et scellé qu’elle lui remit. « C’est pour Jo. Je voulais lui expliquer ce que… ce qui s’est passé, et lui laisser le temps de s’accoutumer à la situation. » Elle essuya une perle de sueur de ses sourcils. « Jo a un… un faible pour Ashe, et je voudrais ménager ses sentiments. Ferez-vous le nécessaire pour qu’elle lise ceci, Grunthor ? Avant votre départ, si possible ? »
Le géant hocha la tête et glissa la lettre sous son pourpoint.
« Et vous en informerez également Achmed ? »
Il hocha encore la tête, sans se départir de son impassibilité. À en juger par ses intonations et le fait qu’elle ait ajouté cela comme si cette pensée lui était venue à retardement, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle lui demandait de faire. Pour la première fois depuis qu’il connaissait le roi firbolg, Grunthor aurait de sérieuses difficultés à trouver ses mots.
« Quand comptez-vous revenir ?
— Je vais attendre un peu pour laisser à Jo le temps de s’adapter. Je veillerai à ce que la date de mon retour corresponde à la vôtre. Nous pourrons alors nous retrouver pour décider ce qu’il convient de faire au sujet du Rakshas. »
Grunthor fit glisser un index sous le col de son justaucorps.
« C’est entendu, mam’zelle. Maintenant, faut que j’y aille. »
Il tapota maladroitement sa tête avec sa main démesurée puis l’attira vers lui pour l’étreindre avec force.
« Êtes-vous bien portant, Grunthor ? Vous me paraissez très las, hagard…
— Je pourrais mieux dormir, c’est sûr. Je fais des cauchemars, je rêve d’un machin qui jaillit des ténèbres. Je n’ai pas encore pu l’identifier. Je sais à présent ce que vous avez enduré, mam’zelle. » Il soupira et lui donna une dernière accolade. « Vous serez prudente, pas vrai ? Et avertissez votre ami embrumé qu’il aura affaire à moi s’il se conduit mal envers vous. »
Rhapsody ne put s’empêcher de sourire.
« Je n’y manquerai pas. » Elle recula et déposa un baiser sur la joue rêche du géant. « Et vous, ne manquez pas de dire aux autres et à mes petits-enfants que je les aime. »
Grunthor exerça une pression sur son épaule puis se détourna et s’éloigna dans la clairière battue par le vent où s’épanouissaient désormais les couleurs vives des pensées qu’elle y avait plantées à la fin de l’hiver. Fleurs de deuil, fréquemment offertes aux personnes qui venaient de perdre un proche, déposées sur des tombes ou semées sur des champs de bataille, elles ne réjouissaient guère les cœurs de ceux qui avaient pu admirer brièvement leur beauté.
La bague du Patriarcat fut investie de sa puissance au cours de la Nuit de la Mi-été. C’était une fête très importante au sein de leurs deux cultures et ils furent ravis de pouvoir la célébrer ensemble. Rhapsody et Ashe campèrent sur la lande, Ashe attendant d’exécuter les rites de la religion de son père et Rhapsody ceux des Lirins. Ils s’allongèrent ensuite dans un parterre de reines des bois pour observer le ciel nocturne, enlacés et silencieux. Ils assistèrent à une pluie d’étoiles filantes et un instant plus tard Rhapsody sentit les muscles de la poitrine d’Ashe se crisper. Elle s’assit pour baisser les yeux sur lui.
« Que t’arrive-t-il ? »
Il regardait sa main avec une expression étrange.
« C’est fascinant…
— Quoi ?
— Eh bien, je pensais à un chimiste gwadd de la Première Génération, un apothicaire nommé Quigley, devenu célèbre pour avoir détenu le secret de la composition de tous les toniques et potions médicinales jamais préparés… ne serait-ce que parce qu’il a inventé la plupart d’entre eux. J’ai appris son histoire, et l’histoire de son voyage avec la Première Flotte… Les Gwadds n’étant pas des navigateurs émérites, ce voyage fut pour lui très éprouvant. Il en profita néanmoins pour mettre au point un excellent remède phytothérapique contre le mal de mer à partir d’algues séchées. Je me suis dit que j’aurais adoré le rencontrer. » Rhapsody hocha la tête. « Juste avant de prendre conscience que j’ignorais comment j’avais appris ces choses.
— Voilà qui est étrange.
— Certes, mais moins que les pensées qui me sont venues au sujet des Couteaux des Montagnes. Il s’agit d’une bande d’hommes forts et vigoureux – et je suppose qu’ils appartiennent à l’espèce des Nains –, si habiles au maniement d’une lame qu’ils peuvent éviscérer une armée complète avant que les soldats ne se rendent compte de quoi que ce soit. Une légion de leurs victimes a poursuivi sa route sur une demi-lieue avant de tomber littéralement en morceaux. Les Couteaux sont bornés et joyeux, et lorsqu’ils remportent une victoire ils la célèbrent en exécutant des danses de guerre, en se fendant les oreilles et en poussant des cris d’orfraie même si des dangers les guettent toujours. C’est également un peuple de la Première Génération et une pensée qui ne m’était encore jamais venue à l’esprit.
— Tu crois que la bague y est pour quelque chose ? »
Une question qui cessa d’être d’actualité quand la pierre blanche au centre du bijou se mit à briller. Un large sourire fendit le visage d’Ashe.
« J’en suis convaincu. Rhapsody, c’est merveilleux. Je sais soudain tout au sujet des membres de la Première Génération, où ils sont, à quoi ils ressemblent et même s’ils sont ou non loyaux envers les Cymriens. Il y a quelques individus exceptionnels toujours en vie : Chanteurs, guérisseurs, gens de haute et de basse extraction, prêtres et pirates, et je les connais tous. Je me demande si le Patriarche disposait de ces informations, lui aussi.
— J’en doute. Il m’a dit que c’était une bague de sagesse, qu’elle lui avait apporté tout le savoir nécessaire à l’exécution de sa charge. Je présume qu’elle te dit ces choses parce que tu es destiné à devenir le seigneur des Cymriens ; elle t’indique ce qui pourra t’être utile dans l’exercice de tes fonctions. Elle doit considérer que tu es le plus qualifié pour occuper ce poste.
— Les critères de sélection ne sont pas vraiment drastiques, en ce cas !
— Arrête ! Tu insultes mon seigneur. » Elle s’inclina pour l’embrasser, juste avant de penser à autre chose. « Il te faudra en outre gouverner la contrée. La bague te fournit-elle des indices sur la composition d’une bonne équipe de conseillers ou qui ferait un vice-roi digne de ce nom ? »
Il hocha la tête.
« C’est comme si je pouvais estimer la valeur des gens non en tant qu’individus mais en fonction de leur aptitude à diriger. » Rhapsody ramena ses genoux contre sa poitrine, et Ashe le remarqua. « Quoi, Aria ? Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Rien, répondit-elle en regardant le sol. Et les candidates potentielles pour devenir dame des Cymriens ? Trouve-t-on encore des femmes de la Première Génération dignes de prétendre à ce titre ? »
Ashe la regarda avec gravité et réfléchit à la question. « Eh bien, je pourrais en citer plusieurs ! »
Rhapsody leva les yeux pour lui adresser un semblant de sourire. « Voilà qui est parfait ! Au moins n’auras-tu que l’embarras du choix. Trouver une femme qui saura te rendre heureux ne sera pas difficile.
— En fait, il n’existe qu’un choix évident, une personne dont la noblesse ne pourrait être contestée par aucun Cymrien. Elle est en outre pleine de sagesse et elle a accompli maints exploits. Le peuple en serait probablement ravi autant que moi, si elle acceptait de devenir ma dame.
— Voilà qui est prometteur. Savoir que tu seras heureux me transporte de joie.
— Il convient avant tout de rappeler qu’il n’est pas nécessaire que la dame des Cymriens m’épouse. Même s’il est préférable qu’il en aille ainsi, ce n’est pas parce que je la choisis et la demande en mariage que ce sera chose faite, Rhapsody. Les Cymriens sont étranges. Elle risque d’avoir des scrupules ; je sais d’ailleurs que c’est le cas. Si elle l’avait souhaité, elle aurait déjà pu prendre ce titre. Elle en a les capacités depuis déjà un certain temps. »
Rhapsody se pencha pour l’embrasser. « Je suis certaine qu’elle acceptera, Ashe. Tu la prétends pleine de sagesse. Il faudrait être folle pour ne pas vouloir de toi !
— J’espère que tu dis vrai. » Il sentit la chaleur de Rhapsody décroître, comme si son feu intérieur avait perdu de son intensité, et il la serra dans ses bras. « Ça va ?
— Très bien, répondit-elle avec concision. Mais j’ai froid. Qui aurait pu croire une chose pareille, la Nuit de la Mi-été ? Pouvons-nous rentrer ?
— Évidemment. » Il se leva et lui présenta sa main. « Un bon feu nous attend en Elysian, un feu qui occupe une place particulière dans mon cœur. Puisqu’il s’agit d’une nuit de réflexion et de remémoration, pourquoi ne pas aller revivre notre premier souvenir commun ? »
Elle l’approuva de la tête et prit la main tendue. Ils repartirent ensemble pour regagner Elysian dans les ténèbres du sous-sol.